SYLVIE PARMI LES FLEURS
Prologue
Sylvie, jolie brunette de quarante-huit ans, s’adresse à son amie Aurore.
- Ma chérie, tu sais comme j’adore ton nouvel achat !
- Le tailleur ou la robe ?
- Tu sais très bien de quoi je parle…
- Tout de même pas de cette vieillerie que j’ai dégotée à la brocante ?
- Si ! Cela fait tellement longtemps que je rêve d’en avoir un…
Sylvie met alors en pratique tout son talent de persuasion pour convaincre son amie Aurore de lui revendre le petit miroir cerclé d’argent et de strass trouvé par hasard sur une brocante.
A force de persévérance et au bout de quelques jours, la fleuriste parvient à ses fins et son amie, de guerre lasse, finit par lui céder, en cadeau, l’objet tant convoité…
La semaine promet d’être chaotique. Julie, une des meilleures clientes de Sylvie, presque une amie qui mariait son fils ce week-end, n’a pas été livrée de son importante commande de fleurs exotiques que Sylvie ne vend habituellement pas. En plus de devoir la rembourser, elle devra subir ses récriminations justifiées. Le comptable de son entreprise, son homme de confiance qui devait superviser cette commande, a été convoquée à la première heure, le lundi matin.
- Je ne peux décidément compter sur personne quand je m’absente une quinzaine de jours ! Pourquoi cette commande n’a-t-elle pas été livrée ?
- Nous n’avons pas reçu les fleurs du grossiste…
- Idiot ! Un peu de jugeote que diable ! C’est le seul grossiste que nous avons ? Vous nous avez vraiment mis dans une situation délicate !
- Surtout en ce qui me concerne maintenant, effectivement ! Mais je vous rappelle Madame Sylvie, je ne suis que le comptable de la société et non le gérant ! Alors je n’ai pas voulu me mêler des commandes et encore moins des livraisons. Je vais voir si je peux arranger la chose et essayer d’apaiser les tensions avec la cliente.
- Je n’en attends pas moins de vous ! Maintenant calmons-nous et reprenons nos tâches habituelles.
Elle plonge dans son sac à main et saisit le petit miroir cerclé de strass pour voir si son visage n’est pas empourpré de colère. L’image renvoyée la rassure, le reste de rouge sur ses joues s’estompe lentement.
- Je vais faire un tour dans les serres, inspecter l’arrivage des cyclamens, des gerberas et des chrysanthèmes aux nouvelles couleurs.
Là, entourée de plantes, elle est ravie, se sent bien et Sylvie retrouve son sourire accueillant. La « Reine des fleurs » reprend immédiatement son rôle de régnante sur un domaine riche de senteurs.
La suite de la semaine se poursuit sans incident aussi important. A la fin de chaque journée, elle regagne ses pénates à Vitry-sur-Seine, où elle retrouve son mari et Julien, son fils de vingt ans avachi comme d’habitude, les yeux fixés sur un jeu vidéo.
- Encore obsédé par ce Game Boy ! Si au moins tu lisais un livre de temps en temps, ne fût-ce qu’un magazine…
- Ou un catalogue de fleurs peut-être ?
- Pas d’ironie, je te prie !
- Les bouquins c’est ringard ! Wikipédia tu connais ?
- Nivellement par le bas !
- Parce que toi , tu ne nivelles pas dans tes serres peut-être ?
Discussion quotidienne dont son mari caché derrière son journal se garde bien d’intervenir.
Elle l’apostrophe. Comme d’habitude il a l’art de paraître indifférent aux yeux de Sylvie qui ne peut s’empêcher de ramener malgré elle ses problèmes de boulot alors qu’il sait, lui, s’abstraire de son emploi quotidien...
- Tu pourrais tout de même faire semblant de m’écouter !
- Mais, je t’entends, ma chérie, je t’entends !
- Père et fils même combat, il me semble ! Ah, décidément je suis bien entourée…
- Mais oui ! Tu sais très bien que l’on n’est rien sans toi...
- Pfff ! Demain, avec Aurore, nous faisons une virée à Paris !
- Encore ? Tes contrariétés maternelles avec ton fils commencent à nous coûter cher en consolations…
- Cette fois-ci j’ai vraiment besoin d’un nouvel ensemble pour l’hiver
- Ton amie Aurore et ses envies déteignent sur toi, il me semble. Les désaccords avec ton fils ne sont qu’un prétexte...
Chapitre 1
Son téléphone sonne. Sylvie peste ! Elle roule sur une autoroute et ne peut s’arrêter sur la bande des pneus crevés pour décrocher.
- Si c’est important, on rappellera, se dit-elle…
Elle ne sait pas qu’en cherchant un endroit pour se parquer, elle retarde l’annonce d’une catastrophe…
Enfin, elle est à l’arrêt.
La sonnerie du téléphone retentit une fois de plus…
- Que me veut-on cette fois-ci, se demande-t-elle ?
Elle décroche, écoute, surprise, elle a peur de comprendre.
- Madame De Baulieu, ici la police. Votre fils Julien vient d’avoir un accident de moto et a perdu beaucoup de sang. Il semble se trouver dans un état grave, d’après les ambulanciers qui l’ont emmené vers l’hôpital de Vitry-sur-Seine. Malheureusement, il n’était pas porteur de son permis deux-roues, ni de ses papiers d’assurance. Est-il possible de vous rendre incessamment au commissariat de Vitry avec les documents manquants avant de vous rendre au CHU où votre fils est pour le moment en salle d’opération et ne peut être approché avant la fin de l’intervention qui devrait être longue semble-t-il…
Perturbée, Sylvie reprend son volant pour rentrer à Vitry. Après quelques kilomètres, elle se rend compte qu’elle n’a pas encore appelé son mari. Elle cherche un nouvel endroit pour s’arrêter et téléphoner, les larmes lui viennent aux yeux et troublent son regard. En roulant, elle pleure…
- Oh ! Mon bébé ! Ce matin, je l’ai pressenti. Mon cœur, je savais que ce serait une journée maudite. Je l’ai bien vu dans mon miroir en le rangeant dans mon sac. Mon tout petit, je savais qu’on n’aurait jamais dû t’offrir cet engin trop rapide. Comme je m’en veux ! Je m’en veux, tu ne sais à quel point…
A peine est-elle garée, que son GSM sonne au moment où elle allait s’en saisir. Comme d’habitude, le mari de Sylvie ne s’embarrasse pas de formulation inutile !
- Chérie, où es-tu ? Julien a eu un accident. J’ai été alerté par l’hôpital. Rejoins-moi au CHU de chez nous.
- Bon sang de bon sang, qu’est-ce que cette connerie va encore nous coûter ? Bon Dieu, il nous en aura fait voir avec ses foutues mobylettes. Il n’y en n’aura pas eu une qui aura tenu longtemps entre ses mains…
- Est-ce bien le moment des reproches, chéri ? Notre fils a besoin de nous maintenant et c’est la seule chose qui doit compter à présent ! On ne sait encore rien de son état. Attendons avant de nous disputer !
- Oui. Excuse-moi. Comme toujours tu as raison. Je me rends compte de la chance que nous avons de t’avoir, Julien et moi. J’arrive à l’hosto, je me gare…
- Je suis encore à quinze kilomètres, je fais au plus vite !
- Prudence tout de même !
Puis, en raccrochant, il culpabilise. Lui aussi a participé à l’achat de cette satanée machine, et en voilà le résultat ! Drôle de cadeau...
Autorisée à voir son fils alité toujours inconscient dans la salle de réveil, Sylvie ne peut s’empêcher de penser à leurs vies. Bien sûr, l’accident est impondérable mais ne se laissent-ils pas phagocyter par leurs activités respectives. Cheffe d’entreprise, ses deux importantes boutiques de fleurs et ses ares de serres occupent la plupart de son temps mais elle a toujours tenté de préserver quelques heures par semaine pour les siens. Son mari a aussi toujours eu à cœur d’être tout de même un peu disponible pour sa famille malgré une profession parfois envahissante.
Sylvie se promet d’en parler avec lui afin que tous deux réaménagent leurs horaires pour se retrouver plus fréquemment autour de leur fils.
Ce support moral fut donc d’un grand secours et Julien a pu retrouver un semblant de vie familiale traditionnelle malgré les difficultés financières car Julien, majeur mais en défaut de contrat d’assurance, a été condamné aux importants dépens de l’accident !
La promesse fut tenue quelques mois, le temps de la guérison et du rétablissement presque complet de Julien. Sylvie et son conjoint n’ont pu s’empêcher de se laisser à nouveau submerger par leurs affaires et de renvoyer Julien à ses jeux vidéos...
Chapitre 2
Le support moral fut donc d’un grand secours et Julien a pu retrouver temporairement un semblant de vie familiale traditionnelle. Majeur mais en défaut de contrat d’assurance, il a été condamné notamment aux importants dépens de l’accident !
Ceux-ci ont été avancés par son père et Julien s’est vu imposé un sévère plan de remboursement mensuel...
L’arrivée des fêtes est généralement une bonne période pour l’entreprise qui continue à prendre de l’ampleur tous les ans. Une importante quantité de « Roses de Noël » et de couronnes de sapin tressé viennent d’arriver. Ces articles sont fort demandés et se vendent rapidement contrairement aux montages floraux que Sylvie a commandés à un styliste chaudement recommandé par celle qui prend depuis quelque temps de plus en plus d’importance dans sa vie, sa première cliente, Julie.
Sylvie rêve à l’avenir. Les montages floraux devraient susciter plus d’intérêt mais comment les promouvoir ? Les mettre en vitrine chez des commerçants de luxe comme des parfumeries, des bijouteries ou des boutiques de haute couture ? Pour ce faire doit-elle engager, même temporairement, une attachée de presse ou mieux une chargée des relations publiques ? Financièrement la société en a largement les moyens…
Julie s’est proposée de la soutenir dans certaines démarches en se servant de son agenda huppé. Sylvie ravie de cette proposition n’en reste pas moins un peu méfiante et se demande quelle en sera la contrepartie...
- J’ai un peu peur de foncer tout de suite…
- Oh ma chérie ! Il faut sauter sur l’occasion immédiatement ! Tu l’as dit toi-même, les fêtes approchent. Il faut battre le fer tant qu’il est chaud !
- Je ne sais pas si on peut se lancer dans cette aventure sans faire une étude de marché.
- Tu te rends compte ? Le nom de ton entreprise et de tes magasins dans les plus grandes maisons à la mode de Vitry ou même de Paris pourquoi pas !
- N’allons pas trop vite, les trois ou quatre plus importantes maisons de Vitry me suffiraient pour l’instant. Je ne suis d’ailleurs pas sûre que d’exposer mes bouquets chez des commerçants amènerait leurs clients à venir jusque chez moi…
Une fois seule, Sylvie téléphone à son amie Aurore pour savoir ce qu’elle pense du projet imaginé par Julie.
- Ta copine Julie voit grand, trop grand ! Elle affabule, c’est dingue !
- Bien évidemment ! Mais à une échelle plus réduite, ça peut le faire, tu ne crois pas ?
- Peut-être, je ne sais pas. Il faut étudier la chose…
- C’est bien ce que je pense. Il faut tester et voir si c’est rentable.
- Enfin je te retrouve. Garde bien les pieds sur terre.
Pour la forme Sylvie fait part de son projet à son mari lors d’un dîner rituel. Entre deux bouchées et distraitement, il rétorque qu’elle seule sait et doit savoir comment gérer sa société. Leur convention est d’ailleurs de ne pas ramener les problèmes qu’ils rencontrent dans leurs occupations professionnelles.
- Merci pour cet avis éclairé ! Je devais me douter qu’il serait pour le moins si bien argumenté. Je pensais que pour une fois j’aurai pu compter sur ton expérience des affaires…
- Je m’excuse. Habituellement tu ne demandes pas mon avis et de toute façon tu agiras selon ce que tu as probablement déjà décidé.
- Tu as raison ! Mais je crois que j’arrive, enfin la société arrive à un moment crucial. Les bénéfices de cette année, s’ils ne sont pas négligeables, sont cependant en régression de dix pour cent par rapport à mes prévisions de l’année.
- Ton bénéfice net est bien en progression sur celui de l’exercice passé ?
- Évidemment mais moins qu’espéré !
- Est-ce que tu n’aurais pas les yeux plus grands que le ventre ?
Sylvie ne peut s’empêcher de jeter un regard vers son miroir …
Chapitre 3
Sylvie se sent oppressée par tous les conseils qu’on désire absolument lui imposer.
Sa volonté d’indépendance s’en trouve malmenée. Seuls les conseils de son mari pourraient être pris en considération mais ils ont convenu de ne jamais ramener au foyer les problèmes qu’ils rencontrent professionnellement et donc de ne pas intervenir dans leurs affaires respectives. Cette manière de fonctionner a permis au couple de traverser sans encombres majeurs et même avec bonheur les années de leur union.
De son côté Julien poursuit avec assiduité sa rééducation. Il rembourse peu à peu à ses parents le montant important des frais et amendes causé par son accident. Immobilisé pendant longtemps, il a mis ce temps à profit pour vendre sa collection de motos et de mobylettes, du moins celles qui étaient encore en état de marche. Pour l’aider financièrement à rembourser sa dette, Sylvie l’a engagé dans ses serres pour de menus travaux compatible avec son handicap temporaire.
Par ailleurs, il a tissé une relation amicale avec le kiné qui l’a suivi pendant sa convalescence. Grâce à lui Julien s’est mis au sport. C’est trois fois par semaine que, en boitillant, il se rend à pied à la piscine municipale de Vitry. Loin de l’abrutissement des jeux vidéos, il découvre, sous une fresque célèbre et monumentale de couleur turquoise, le plaisir sain de la nage thérapeutique en compagnie d’autres fracassés de la route.
Sylvie et son mari se réjouissent de cette initiative qui sociabilise enfin leur fils. Malgré quelques séquelles qui mettront encore beaucoup de temps à se résorber, Julien s’épanouit et s’ouvre sur une réalité plus concrète que le monde virtuel dans lequel il se complaisait jusqu’alors...
La décision est enfin prise. Sylvie a beaucoup réfléchi et encaissé pas mal de conseils ! Elle va annoncer à la cliente Julie qui voudrait tant devenir son amie, qu’elle souhaite vivement remettre leur projet à une date ultérieure…
Le ciel est clair et le temps clément. Sylvie boostée par sa confidente Aurore a décidé que l’heure était venue de la franche explication avec Julie. L’entrevue aura lieu au Palais des Saveurs, le salon de thé huppé de la ville. Aurore assistera de loin, discrètement attablée derrière une colonne, à la discussion pour soutenir Sylvie du regard...
A leur grande surprise, l’entretien se déroule tout autrement qu’elles ne l’avaient craint. Au lieu de s’offusquer et de tempêter, Julie semble ravie par la nouvelle, soulagée même. C’est que cette dernière est déjà partie sur une autre idée qui suscite davantage son enthousiasme car son nouveau projet implique la femme du maire et d’autres édiles plus importants qu’une fleuriste renommée...
Julie disparue, Aurore rejoint Sylvie à sa table pour fêter le déroulement inespéré de la mise au point. Sylvie plonge dans son sac en riant et en retire son petit miroir porte-bonheur… Elle se regarde brièvement dans le miroir fétiche avant de le ranger à sa place dans son sac.
- Et on dira encore que j’ai les yeux plus grands que le ventre !
- Tu t’en es bien tirée. Bravo, tu as été formidable, dit Aurore.
- Je ne la sentais pas cette affaire même si, au fond, l’idée n’est pas mauvaise…
- Tu en trouveras bien une autre pour promotionner tes bouquets.
- Sinon j’abandonne les deux boutiques de fleurs et je me consacre exclusivement aux serres et aux plantes vertes…
- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Ce serait de la folie pure !
- Je plaisante bien évidemment ! Je n’ai pas développé cette entreprise pour la saborder maintenant !
- Tu ne trouves pas que c’est l’occasion de célébrer plus dignement ce qui vient de se passer en faisant une petite virée dans nos boutiques préférées de Paris ?
- Oh oui ! J’ai bien besoin de décompresser…
- D’ailleurs, j’ai repéré une petite veste qui t’irait à merveille !
- Mon mari va encore me houspiller !
Chapitre 4
- Alors Julien, que penses-tu de ton boulot dans les serres ?
- Très chouette ! Je te remercie. J’apprends beaucoup de choses. L’équipe et le chef sont formidables.
- Je suis contente que ce stage un peu forcé te plaise.
- J’ai été surpris par les qualités pédagogiques de presque tout ton personnel.
- Que veux-tu dire ?
- Qu’ils ont l’art de partager clairement et volontiers leurs connaissances !
- Je sais que j’ai une bonne équipe mais je ne savais pas à quel point…
- C’est dommage de ne pas en faire profiter plus de gens…
De retour au bureau, Sylvie réfléchit à la conversation qu’elle vient d’avoir avec son fils. En faire profiter plus de gens, l’idée n’est pas mauvaise à condition que cela ne perturbe pas la production habituelle. Engager des stagiaires ? C’est augmenter encore les frais généraux ! La formation de ces stagiaires ne doit pas obérer l’entreprise… Comment faire, quelle solution trouver ? Et si je parlais de l’idée de Julien au proviseur de l’Institut d’Horticulture d’Ivry la prochaine fois qu’il viendra chercher son bouquet hebdomadaire. Ces stages en conditions réelles seraient une bonne expérience pour ses élèves, incontestablement un plus…
- J’ai rencontré au golf le proviseur de l’IHI. A mon grand étonnement, il m’a parlé avec beaucoup d’enthousiasme de ton projet.
- Oh mon chéri, c’est vrai ?
- Sylvie, Sylvie ! Ne t’emballe pas trop vite…
- Je vais tout de suite voir avec le responsable des serres comment nous allons nous organiser…
- Sylvie ! Rien n’est fait ! Ce n’est pas si simple ! Le proviseur doit obtenir l’accord de sa commission pédagogique puis il doit encore soumettre le projet budgétisé au ministère de l’Éducation Nationale.
- Mais ça va prendre un temps fou !
- Sans compter que tes serristes n’ont pas une formation de pédagogues...
- Tu crois que c’est une utopie si je te comprends bien ?
- Je le crains mais tu peux toujours rêver…
- On va voir ce qu’on va voir !
Un soir, sa journée terminée, Julien traverse le bureau de Sylvie et aperçoit sur la table Knoll le petit miroir clinquant de sa mère dont elle a souvent parlé...
- Il est vrai que tu es beau, s’exclame-t-il en l’apercevant ! J’ai même entendu dire que tu étais parfois de bon conseil. Qu’en penses-tu toi qui est toujours le reflet de ses innombrables intentions ? Avec le pouvoir magique qu’elle t’attribue, aide moi : comment pourrions-nous la freiner un peu dans son élan ? Qu’elle revienne les pieds sur terre, voilà ce qui amènerait un peu plus de quiétude dans la maisonnée...
Un dimanche midi, quelques semaines plus tard, le traditionnel poulet-compote-frites a fait son office et la bonne achève de desservir la table avant de revenir avec la toute aussi traditionnelle salade de fruits dominicale…
Après s’être échangés les nouvelles de la semaine, l’heure du café voit aborder le sujet brûlant qui préoccupe la petite famille…
Le père ouvre le débat :
- J’ai revu le proviseur au Club…
- Alors ? Il me semble que ce fonctionnaire n’avance pas vite dans ses démarches !
- Sylvie, les administrations de l’État ont leur rythme propre, c’est inéluctable. Crois-en mon expérience !
- Maman quand elle souhaite quelque chose, elle l’exige tout de suite !
- Julien occupe-toi de ce qui te regarde ! Dit abruptement Sylvie !
- Ton fils a vingt ans. Ce qui nous regarde le regarde également…
- La solidarité des hommes ! Mon entreprise ne concerne que moi ! Tu as encore quelque chose à ajouter, Julien ?
- Non ! Mais puisque rien ne me regarde, puis-je quitter la table ?
- Julien, tu restes assis ! Ici personne ne dicte sa loi. Nous sommes trois et avons tous le même droit à la parole…
Chapitre 5
- Je ne suis pas du tout d’accord avec vous !
- C’est moi qui décide de la bonne marche de l’entreprise et vous, votre responsabilité est limitée à la gestion quotidienne !
- Croyez bien Madame que je sais rester à ma place mais il y a des règles comptables que la législation nous oblige à respecter…
Sylvie et son comptable traversent la plus grande serre, celle qui est consacrée aux fleurs annuelles et printanières. Dans cet endroit bien orienté vers le soleil s’épanouissent entre autres de merveilleux narcisses et jonquilles. La discussion relativement véhémente, comme à l’accoutumée, avec son directeur du service financier et comptabilité porte sur un problème d’amortissement que Sylvie souhaite voir réglé au plus vite.
L’impatience, voilà un défaut que Sylvie prend pour une qualité, chose que son entourage a souvent peine à comprendre...
Seule Aurore, son amie de longue date, semble parvenir à s’en accommoder et réussir à tempérer les velléités de Sylvie.
- Sylvie ma chérie, encore une fois, tu es trop pressée. Je suis certaine, par exemple, que le proviseur fait ce qu’il peut, à l’impossible nul n’est tenu, pour que les choses suivent leur cours au mieux mais il dépend d’une administration réputée pour sa lenteur.
- Aurore, je le sais bien ! Je ne suis pas idiote mais ce n’est pas une raison pour se résigner à cet état de fait.
- Pour une fois oublie ton côté Don Quichotte ! La vraie question que je me pose, cela ne va pas te faire plaisir, c’est : as-tu réellement besoin de ce projet ?
- Franchement, je n’en suis pas complètement convaincue mais une entreprise ne peut pas dormir sur ses lauriers. Elle doit se remettre en cause régulièrement et toujours se développer…
- Tes affaires sont, quoi que tu en penses, très florissantes. Sylvie, apprends s’il te plaît à prendre ton temps !
La vie suit son cours jusqu’à ce qu’une lettre arrive du ministère de l’Éducation Nationale. Elle est adressée au proviseur de l’IHI de Vitry et en copie à l’entreprise de Sylvie.
Par manque d’informations budgétaires précises sur l’entreprise florale, le ministre a décidé de clôturer le dossier des stages en cette entreprise. Le projet ne peut donc voir le jour…
Sylvie rage contre elle-même. Comment a-t-elle pu oublier de transmettre le bilan et les perspectives de son exploitation ? Le ministère aurait tout de même pu insister pour obtenir ce document...
Au grand dépit du proviseur et selon les échos qu’il tient de source autorisée, même si la projection financière arrive encore en urgence au cabinet du ministre, la décision est irrévocable...
Le lendemain de la réception de la lettre, Sylvie organise un dîner à la maison en présence d’Aurore. En attendant son arrivée, Sylvie, l’œil rivé sur son petit miroir, recherche les traces qu’ont laissées ses larmes de la journée. Un peu d’anti-cernes et il y paraîtra moins sans pour autant que ses proches ne soient dupes…
Tout au long du repas, avec le mari de Sylvie et son fils, Aurore s’évertue à dérider l’atmosphère qui tarde à se détendre. Julien qui n’a plus besoin d’attelle, assomme l’ambiance à coups de jeux de mots on ne peut plus abscons. Son père et leur invitée se regardent atterrés et se forcent à sourire en coin. Sylvie, elle, reste indifférente à ces échanges douteux. Elle semble sur une autre planète…
De guerre lasse, le père impose le silence à son fils qui grommelle :
- Bof ! Je croyais bien faire...
Le repas s’est terminé dans une ambiance quelque peu morose. Julien a quitté la table et s’est réfugié dans sa chambre. Sylvie, son mari et Aurore sont retournés au salon où la bonne a servi le café et sorti les liqueurs pour ces dames et le pousse-café pour Monsieur…
Le mari qui a tenté vaille que vaille tout au long de la soirée de consoler son épouse, oriente maintenant Aurore vers ses rêves de vacances. Celle-ci renchérit :
- Pourquoi ne partirions-nous pas tous les trois quelques jours vers les Maldives ? Que pensez-vous ? Sylvie, une escapade entre nous, ce serait chouette, non ?
- Ah, ça c’est une merveilleuse idée, merci Aurore !
Chapitre 6
De retour des Maldives, Sylvie fait le tour de ses installations. Son absence de trois semaines n’a pas causé de tracas particulier. Elle s’en réjouit. Son séjour sur le sable et sous le soleil exotiques lui a permis de prendre de la distance et elle se rend compte qu’elle doit maintenant apprendre à compter sur son personnel pour les affaires courantes.
En ce qui concerne Julien qui ne les a pas accompagnés en vacances, sa mère est moins optimiste et se demande si le travail qu’il fournit chez elle l’aide à s’épanouir vraiment. Il arrive d’ailleurs à la fin de la période dont ils avaient convenu pour apurer ses dettes. Pour remplacer son fils dans les serres, Sylvie ne devrait avoir aucune difficulté à trouver un jeune doué sortant de l’Institut Horticole d’Ivry recommandé par le proviseur mais cela ne la console pas.
Loin de se douter de l’inquiétude de sa mère, Julien ressent le même besoin de se questionner sur son avenir.
Son long traitement de kinésithérapie, suite à son accident de moto, arrive à sa fin.
De ses nombreuses séances de soins, prétextes à des échanges de vues entre lui et le kiné qui ont tissé des liens d’amitié, il ressort que Julien aurait intérêt à s’éloigner quelque peu du cocon familial…
Une certaine émancipation, pourquoi pas ? Mais pour faire quoi ?
Le kiné lui propose de reprendre des études, et pourquoi pas de kinésithérapie du sport ou de rééducation motrice… Cette possibilité ne déplaît pas à Julien qui a fait montre de réelles qualités et d’un intérêt évident pour la chose.
Cependant dès qu’il réfléchit à cette éventualité, son enthousiasme se tempère par son goût du spectacle. Théâtre, opéras, concerts classiques ou rock que ses parents se sont acharnés à lui faire découvrir pour le distraire de ses jeux vidéos n’ont aucun secret pour lui.
Malheureusement, chaque fois qu’il regagne sa chambre de vieil adolescent, tout est remis en question au vu des posters qui tapissent les murs, des trophées de courses de moto, des photos de ses stages de voile, de tennis, d’équitation…
Cela chagrine bien sûr Sylvie et son mari qui désespèrent de constater l’indécision de leur fils. Sous le prétexte de découvrir les photos faites par les parents lors de leurs vacances aux Maldives, ils se sont tous les trois réunis dans le salon. Le père prend la parole...
- Ces trois semaines se sont passées divinement bien. Nous avons rarement vécu un tel dépaysement…
- Oui, cela nous a fait le plus grand bien, renchérit Sylvie.
Julien rétorque sur un ton sarcastique :
- Heureux de l’apprendre !
- Je te prie d’être plus respectueux envers ta mère !
- Ne t’inquiète pas mon chéri, je connais mon fils…
- Ce n’est pas comme ça que nous l’avons éduqué !
- Je travaillais quand vous vous doriez la pilule à l’autre bout du monde !
- Il me semble que tu l’avais convenu ainsi avec ta mère. Mais nous ne sommes pas là pour parler de cela. Ta mère et moi souhaitons avoir un entretien sérieux avec toi !
- Ce que ton père veut dire c’est que nous nous inquiétons pour ton avenir. Cela a été le seul sujet de réflexions pendant notre séjour.
- Je ne savais pas que j’étais à ce point votre objet de préoccupation !
Sans autre incident notable, chacun fait part de ses souhaits et de ses doléances. L’échange de vue se déroule avec sincérité et volonté de prendre conscience des désirs et des craintes de chacun.
Après le bisou traditionnel, fatigués, ils rejoignent tous leurs appartements sans aucune prise de décision...
Sylvie se rafraîchit dans sa salle de bain. Son miroir mural lui renvoie l’image d’une femme de cinquante ans ! Elle s’en détourne vivement et se saisit de son petit miroir qui lui semble être moins cruel.
- Je sais bien que c’est une illusion mais toi, tu me réconfortes toujours. Est-ce parce que tu ne me renvoies qu’une parcelle de moi que je ne suis pas obligée de voir tous mes défauts en une seule fois ?
Chapitre 7
Sylvie ne peut quitter son petit miroir des yeux. Elle l’approche à quelques millimètres de son œil droit…
- Ah comme j’aimerais voir ce qu’il se passe derrière toi !
Dans le calme de sa salle de bain, lumière tamisée et rougeâtre, Sylvie pense à tout ce qui a été dit ce soir.
Que ce soit sa famille, et même ses amies, tous semblent lui reprocher son impatience, son obsession de ne laisser aucune place à l’imprévu, et aussi son besoin de tout maîtriser,… Son séjour aux Maldives avec son mari et son amie Aurore a commencé à lui ouvrir les yeux. Elle sait que pour le bien-être de son entourage, elle doit apprendre à modérer ses ardeurs.
- Mon Dieu, que ça va être difficile ! Je dois faire l’impossible : la sauvegarde et le bonheur de ma famille sont en jeu d’autant plus que mon mari a déjà évoqué l’idée de remettre ses affaires pour se consacrer totalement à sa passion du golf. Certes nous en avons les moyens mais je ne veux pas que ce soit le prétexte pour lui de s’éloigner très souvent de la maison…
- Maman ?
- Je suis dans ma salle de bain, Julien, tu peux entrer !
- Oh, lumière tamisée ! Ambiance boîte de nuit !
- Je réfléchissais…
- Tout va bien ? Je ne te dérange pas ?
- Non mon grand, ne t’inquiète pas. Alors, tu as décidé quelque chose, ce soir ?
- Bof ! Je ne sais pas ! Choisir quoi ? Y’a trop de possibilités ! J’ai envie de choses trop différentes…
- Il faudra bien que tu finisses par te décider un jour !
- Il y a une possibilité qu’on n’a pas évoquée au cours de la soirée…
- Ah bon ? Laquelle ?
- J’aimais bien travailler dans tes serres. Et si je pouvais choisir ça ? Je travaillerais avec toi. Tu m’apprendrais tous les rouages de la boîte et comme ça, si un jour tu as envie de lever le pied comme papa semble vouloir le faire, je serais prêt pour la relève et ta société resterait dans la famille. Qu’est-ce que tu en penses ?
- Oh ! Mon grand, je ne m’attendais pas à cette perspective…
- Oui, mais est-ce que ça vous plairait à papa et à toi ?
Après une longue réflexion, les parents se sont dit que ce n’était pas une mauvaise idée.
Quelques mois ont passé. Le matin Julien est maintenant l’adjoint du responsable des serres et passe tous ses après-midis au bureau à se familiariser avec la gestion d’entreprise.
- Mon fils m’étonne. L’ambiance a bien changée. Tout le personnel semble plus concerné par notre succès. Je me demande si je ne vais pas organiser une fête annuelle du personnel, Julien me tanne assez avec cela. Mais d’abord, pour le remercier, un mobilier de bureau plus moderne et pourquoi pas une petite revalorisation de son traitement, au directeur de la comptabilité, lui qui a si bien pris Julien sous son aile…
Au sein de la famille, l’atmosphère a également changé. Les parents ne voient plus leur fils de la même manière et tous se retrouvent avec plaisir pour les repas de plus en plus conviviaux. Julien en a profité pour présenter une de ses copines qui pourrait devenir sa petite amie… si affinité !
Sylvie est aux anges ! Que de choses se sont passées depuis qu’elle trimbale son petit miroir dans son sac. Bien sûr, il y a eu quelques déconvenues et l’accident de Julien, mais en fin de compte ces événements ont toujours eu des conséquences positives.
Sylvie, qui a appris à déléguer, dispose maintenant de plus de temps. De savoir qu’un jour son entreprise sera en de bonnes mains la rassure, même si tout le monde se doute qu’elle ne pourra certainement pas s’empêcher de surveiller les choses de près…
Son amitié avec Aurore s’est encore renforcée et leurs petites virées achats à Paris ont repris de plus belle... Il est même arrivé une fois aux deux complices, d’emmener Julien pour une escapade dans le Sentier et lui offrir un blouson de cuir..
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Michel Murzeau 2024-2025